Simone de Beauvoir, philosophe politique
L'ambition de cet ouvrage est double。 Montrer, avec l'exemple de Simone de Beauvoir, qu'il y a eu, qu'il y a et qu'il y aura des femmes philosophes, et que seule l’idéologie patriarcale empêche de s’en rendre compte。On devrait pouvoir penser que cette démonstration n’a plus de raison d’être;il semble cependant qu’elle doive être répétée。Au-delà,le souci qui anime le commentaire que vous allez lire est de mettre en lumière les innovations conceptuelles originales auxquelles procède Simone de Beauvoir。Celles-ci mettent en Suvre les principes d’un matérialisme renouvelé,un matérialisme antinaturaliste, dont les enjeux sont encore, croyons-nous,à explorer。Un tel matérialisme redonne vie à ce qui fut l’inspiration du matérialisme antique, celle de la liberté。
Un point permettra d'illustrer ce qu'un tel matérialisme promet:la question de l’autre。C’est une question classique dans la philosophie occidentale, qui s’attache alors à définir, de manière générale, les articulations possibles entre le même et l’autre, entre l’identité et l’altérité。A rebours de cette tradition, Simone de Beauvoir remarque que l’altérité est une abstraction vide,à laquelle elle substitue ce que l’on pourrait appeler des《régimes d’altérité》。Ainsi, le discours qui prétend justifier la domination masculine-l’idéologie《masculiniste》-enferme-t-xil les femmes sous la catégorie de l’Autre absolu, les privant par là d’une relation au monde, c’est-à-dire, dans le vocabulaire de Beauvoir, de leur transcendance。Ranger les femmes sous la qualification de l’Autre absolu revient à rapporter ce qu’elles sont à un soi-disant《éternel féminin》,en d’autres termes à les naturaliser。Or telle n’est pas la seule manifestation possible de l’altérité,tel n’est pas le seul régime d’altérité envisageable:en opérant une dénaturalisation rigoureuse, nous devenons capables, nous assure Simone de Beauvoir, d’anticiper, dans le cadre d’un projet d’émancipation, un régime d’altérité organisé selon une exigence de réciprocité。
En insistant sur le fait que les dominants sont si préoccupés d’affaiblir, voire d’annihiler, la capacité de transcendance des dominé(e)s, leur capacité de seprojeter dans le monde, Beauvoir délivre une le?on de philosophie politique décisive。Le plus souvent, les analystes, y compris critiques, de la domination soutiennent qu’elle est fondée sur la ma?trise des choses, avancée comme la condition de la ma?trise des autres。L’argumentation de Beauvoir nous convainc que c’est l’inverse qui est vrai, la ma?trise des autres est première et donne accès à la ma?trise des choses。En d’autres termes, le politique est premier, l’économique, second。Le discours dominant actuel, dans sa version libérale ou matérialiste mécaniste, qui présente la réalité économique comme déterminante(discours dit《économiciste》),sert à renforcer la domination en masquant la vérité de la primauté du politique。Vérité que Beauvoir enseigne, offrant aux femmes et à tous les dominés, le moyen de leur libération。
Le 20 Novembre 2012
Michel Kail